CHAPITRE IX - Le récit du maréchal-ferrant

 

 

« Voilà, commença François, hier nous avons fait une promenade à cheval dans la Lande du Mystère; nous voudrions d'abord connaître la raison de ce nom étrange. Cette lande a-t-elle été le théâtre d'un événement mystérieux?

— De plusieurs vous pouvez m'en croire, répondit le vieux Baudry. Des gens qui ont disparu et qu'on n'a jamais revus… Des bruits dont on n'a jamais connu la cause.

— Quel genre de bruits? demanda Annie avec curiosité.

— Quand j'étais jeune, j'ai passé des nuits dans cette lande, dit solennellement le vieux Baudry, et je vous jure que je n'en menais par large. On entendait des sons extraordinaires : des grincements, des ululements, des soupirs, des battements d'ailes.

— C'est peut-être le lieu de rendez-vous de hiboux, de renards et d'autres bêtes nocturnes, remarqua Mick. Une fois, une chouette a poussé une clameur stridente au-dessus de ma tête et j'ai eu une peur bleue. Si je ne l'avais pas vue, je me serais sauvé comme si j'avais eu le diable à mes trousses. »

Baudry sourit et son visage ne fut plus qu'un réseau de rides.

«  Pourquoi l'appeler la Lande du Mystère? demanda François. C'est un très vieux nom?

— Du temps de mon grand-père, on l'appelait la Lande des Brumes, dit le vieux forgeron qui rassemblait ses souvenirs. Des vapeurs épaisses montaient de la mer et on n'y voyait pas à trois pas. Oui, un soir j'ai été surpris par un de ces brouillards et j'ai bien cru ne pas en sortir. Il tourbillonnait autour de moi et j'avais l'impression que des doigts glacés cherchaient à me saisir.

— C'est horrible! s'écria Annie en frissonnant. Qu'avez-vous fait?

— J'ai pris mes jambes à mon cou », dit Baudry qui retira sa pipe de sa bouche et regarda le fourneau vide. « Je trébuchais sur les racines de la bruyère et des ajoncs; le brouillard me poursuivait et ses doigts humides voulaient m'empoigner… C'est ce que les vieux disaient de ce brouillard… Il essayait de vous empoigner.

— Voyons… la brume ce n'est pas mortel, dit Claude, sûre que l'ancien maréchal-ferrant exagérait. Il y en a encore de temps en temps?

— Oh! oui, dit Baudry en bourrant sa pipe. Surtout en automne; mais cela peut se produire à n'importe quel moment de l'année, même à la fin d'une belle journée d'été. Tout à coup vous vous trouvez dans les ténèbres. Si vous vous laissez surprendre, vous êtes perdu.

— Perdu? Comment cela? demanda Claude.

— Ce brouillard peut durer pendant des journées, expliqua le vieux Baudry. Et si vous vous égarez dans la lande, c'est fini, vous ne revenez jamais. Vous pouvez bien sourire, mon petit monsieur, moi je sais. » Les yeux fixés sur sa pipe, il revivait les événements d'autrefois. « Voyons… il y a eu la vieille Mme Antoine qui est allée ramasser des mûres, son panier au bras, un après-midi d'été… et personne ne l'a jamais revue. Et le petit Victor qui faisait l'école buissonnière… Le brouillard s'est emparé de lui aussi.

— Je vois qu'il faudra que nous fassions attention si nous allons encore nous promener là-bas, dit Mick. C'est la première fois que j'entends parler de ce brouillard.

— Oui, ouvrez les yeux, conseilla Baudry. Guettez du côté de la mer, c'est de là qu'il monte. Mais c'est moins fréquent à présent, je ne sais pas pourquoi. Oui… maintenant que j'y pense… il n'y a pas eu de brouillard, un vrai brouillard, depuis près de trois ans.

— J'aimerais savoir pourquoi le nom a changé, dit Paule. La Lande des Brumes, oui, cela s'explique; mais pourquoi la Lande du Mystère?

— Eh bien, il doit y avoir de cela soixante-dix ans et j'étais un petit garçon », dit Baudry, et il prit son temps pour rallumer sa pipe et en tirer une bouffée. Les cinq enfants et Dagobert buvaient ses paroles et il était au comble du bonheur. Il avait rarement un auditoire aussi attentif. « La famille Barthe venait de poser une petite voie ferrée dans la lande, commença-t-il, et des exclamations l’interrompirent.

— Ah! justement nous allions vous interroger sur cette voie ferrée.

— Oh! vous l'avez vue?

— Continuez. »

Le forgeron consacra toute son attention à sa pipe qui tirait mal. Quelques minutes s'écoulèrent. Claude avait envie de trépigner. Quel malheur de ne pas être un cheval, elle aurait pu s'en donner à cœur joie.

«  Eh bien, les Barthe étaient très nombreux, reprit enfin Baudry. Neuf ou dix hommes, tous frères, et une seule petite sœur très chétive. C'étaient de vrais géants, il me semble que je les vois. J'avais peur d'eux, car ils distribuaient facilement les coups de poing. L'un d'eux, Robert, a trouvé une grande étendue de sable dans la lande…

— Oh! oui!... Nous avons pensé à une carrière.de sable », dit Annie.

Cette interruption fit froncer les sourcils du maréchal-f errant.

« Les Barthe ont décidé de l'exploiter et ils espéraient gagner gros., reprit Baudry. Ils ont acheté des wagonnets et ils transportaient le sable pour le vendre. C'était du très beau sable…

— Nous l'avons vu, dit Paule. Mais ces rails…

— Laisse-le parler, ordonna Michel.

— Quand ils ont eu beaucoup d'argent, ils ont posé une petite voie ferrée et se sont procuré une locomotive et des fourgons; cela simplifiait, le travail. Cristi! cette voie ferrée, ça nous semblait la huitième merveille du monde. Nous autres, les gosses, nous admirions cette petite locomotive et nous mourions d'envie de la conduire. Mais c'était un rêve irréalisable. Chacun des Barthe était armé d'un grand bâton et s'en servait quand il trouvait un gamin sur son chemin. Des géants et des brutes, voilà ce qu'ils étaient.

— Pourquoi la voie ferrée a-t-elle été abandonnée? demanda Michel. Les rails sont recouverts de bruyère et d'herbes… On les voit à peine.

— Nous en arrivons à ce mystère dont vous parlez, dit Baudry en tirant sur sa pipe. Les Barthe se sont pris de querelle avec les gitans…

— Oh! il y avait des gitans dans la lande, dit Michel. Comme maintenant.

— Oh! oui, il y a toujours eu des gitans dans la lande aussi loin que je peux m'en souvenir, dit le maréchal-ferrant. Eh bien, les Barthe, paraît-il, leur ont cherché dispute, ce qui n'a rien d'étonnant puisqu'ils ne s'entendaient avec personne. Pour se venger, les gitans ont enlevé des fragments de rails, çà et là, et la locomotive a déraillé en entraînant les wagons. »

Les enfants imaginaient très bien la catastrophe; le petit convoi arrivant au bout des rails et s'écroulant dans les bruyères. Quel vacarme! Comme les oiseaux avaient dû être épouvantés!

« Les Barthe n'étaient pas hommes à laisser cet attentat impuni, dit Baudry. Ils ont décidé de chasser tous les gitans de la lande; ils ont juré qu'ils mettraient le feu à toutes les roulottes qui s'y aventureraient et poursuivraient leurs occupants jusqu'à la mer.

— Quels gens terribles! s'écria Annie.

— Ça, oui, dit Baudry. Tous avaient des épaules carrées, des sourcils qui cachaient presque leurs yeux et des voix bruyantes. Personne n'osait les contrarier. A la moindre offense, leurs bâtons entraient en jeu. Ils faisaient la loi dans le pays et ils étaient détestés. Nous autres gosses, nous nous sauvions dès que nous apercevions l'un d'eux au coin d'une rue.

— Et les gitans, les Barthe sont-ils arrivés à les chasser de la lande? demanda Paule avec impatience.

— Laissez-moi raconter l’histoire à ma façon, dit Baudry en la menaçant avec sa pipe. Vous auriez besoin d'un Barthe et de son bâton, mon petit monsieur, pour vous apprendre la politesse.»

Il n'imaginait pas qu'il se trouvait devant une fille. Avec un bout de bois, il fourragea dans sa pipe et il fallut attendre encore. François fit un clin d'œil aux autres. Ce vieux bonhomme lui était très sympathique.

« Mais les gitans sont des ennemis dangereux, reprit Baudry. Ne l'oubliez pas. Un jour, tous les Barthe ont disparu et on ne les a plus revus. Pas un. Il n'est resté de la famille que la petite Agnès, leur sœur qui boitait. »

Tous poussèrent des exclamations de surprise et le vieux Baudry les regarda avec satisfaction, fier de son succès.

« Que s'est-il passé? demanda Paule.

— Personne ne le sait, répondit Baudry. C'est arrivé une semaine où le bouillard était très épais, une vraie purée de pois. Personne ne se risquait dans la lande par ce temps-là, excepté les Barthe qui continuaient à aller à leur carrière comme d'habitude. Ils disaient qu'en suivant la voie ferrée, ils ne pouvaient pas se perdre. Il aurait fallu un

 

tremblement de terre pour les empêcher de travailler! »

Il s'interrompit, jeta un coup d'œil sur son auditoire et baissa la voix; son ton devint si dramatique que les cinq enfants en eurent le frisson.

«  Une nuit, quelqu'un a vu vingt roulottes ou plus traverser le village dans l'obscurité, dit-il. Les gitans regagnaient la lande. Ils suivaient peut-être la voie ferrée, personne ne le sait; et le lendemain les Barthe sont allés à leur carrière et ils ont été engloutis dans le brouillard. »

Il fit une nouvelle pause.

« Ils ne sont jamais revenus, dit-il. Non, pas un seul. On n'a plus entendu parler d'eux.

— Que s'est-il passé? demanda Claude.

— Quand le brouillard s'est éclairci, on s'est mis à leur recherche, mais on ne les a pas retrouvés vivants ou morts. Pas un! Et les roulottes avaient aussi disparu. Je suppose que les gitans ont rencontré les Barthe; ils se sont battus avec eux et les ont vaincus. Et ils ont jeté les cadavres du haut des falaises dans la mer.

— C'est horrible! dit Annie bouleversée.

— Ne vous tournez pas le sang, dit le maréchal- ferrant. Tout ça c'est de l'histoire ancienne… et personne n'a regretté les Barthe, je vous l'assure. Le plus drôle, c'est que la petite sœur malade, Agnès, s'est fortifiée et a vécu jusqu'à quatre-vingt-seize ans; elle est morte il y a quelques années. Ses frères qui étaient si costauds sont partis avant elle!

— C'est une histoire très intéressante, monsieur Baudry, déclara François. La lande des Brumes est devenue alors la Lande du Mystère, n'est-ce pas? Et personne n'a jamais su ce qui s'était passé… le mystère reste donc entier. A-t-on utilisé la voie ferrée depuis et continué à exploiter la carrière?

— Non, dit Baudry. Nous avions tous peur, voyez-vous. Agnès elle-même n'a plus voulu entendre parler de la voie ferrée, de la locomotive et des wagons; nous les avons laissés se détériorer sur place. On évitait même de s'en approcher. Beaucoup de temps s'est écoulé avant que les gitans reviennent dans la lande. Maintenant tout est oublié; l’histoire des Barthe n'inquiète plus personne, mais les gitans se la transmettent d'une génération à l'autre, j'en suis sûr. Ils ont bonne mémoire.

— Savez-vous ce qui les attire à la Lande du Mystère? demanda Michel.

— Non. Ils sont toujours en voyage, dit Baudry. C'est leur habitude. Ils ne se fixent nulle part, ces gens-là. Ce qu'ils font dans la lande, ça les regarde et je ne tiens pas à y fourrer mon nez. Je me rappelle le sort des Barthe et je ne veux pas le partager. »

Une voix sortit de la forge où Jacques, le petit-fils du vieux Baudry, avait ferré les chevaux.

« Eh bien, c'est fini ce récit? J'aimerais bien bavarder un peu, moi aussi. J'aurai bientôt fini le travail.

— Allez voir ferrer les derniers chevaux, dit Baudry en riant. Cela vous amusera. Je vous ai fait perdre votre temps avec mes histoires du temps jadis.

— C'était palpitant, dit François en glissant quelques pièces dans la main du vieillard. Achetez- vous du tabac, je vois que votre pipe est vide.

— Merci beaucoup, dit le vieillard. Rappelez- vous mes deux conseils : prenez garde au brouillard et tenez-vous loin des gitans. »